La dernière fois que nous avons vu Jean Lambert-wild, c’était dans un lit au fond d’une piscine à Limoges pour Aegri Somnia. Une création hors norme imaginée par un homme de théâtre résolument iconoclaste, retrouvé hier dans son fief, le CDN de Limoges, qu’il dirige avec une élégance toute contemporaine depuis maintenant 4 ans au côté de Catherine Lefeuvre. Le voici donc de retour pour une nouvelle création, co-mise en scène avec son complice, Lorenzo Malaguerra, sur une figure mythique du théâtre : Dom Juan. Celui de Molière, dont la langue est jugée « la plus intéressante, la plus théâtrale. »
Sentence inexorable
Dans cette adaptation libre, il nous est donné à voir non pas le Dom Juan possédé par sa fureur de consommer, mais celui saisi d’une toux violente dès l'ouverte. Celui qui a rendez-vous avec la mort. Ou devrait-on dire la Mort, incarnée dans la figure du Commandeur. Figure qui, en l’occurrence, reste sonore. On la devine par quelques cris surgis d’outre-tombe et par cette grotte secrète d’où Sganarelle et Dom Juan se glissent pour aller à sa rencontre. Son rendez-vous avec la mort s’avère bien plus cauchemardesque qu’une simple statue vivante et sentencieuse. Dom Juan rencontre sa propre mort : lui-même, démultiplié en trois, même habits, même attitude, à l’exception de ce crâne que ces mort-vivants portent de manière ironiquement lascive. Pour Dom Juan, c’est sans doute la pire confrontation qui soit, la plus tragique, la moins contrôlable, la plus punitive.
Car, au fond, l’histoire de Dom Juan, c’est surtout celle d’un homme puni pour ses excès, son arrogance, son indifférence, sa monstruosité, ses transports vains et ses femmes psychiquement éventrées. Toute la dramaturgie de cette création franco-suisse s’articule autour d’une punition céleste inéluctable. La sentence est d’autant plus lourde qu’elle assaille Dom Juan de toutes parts : son père, Dom Louis, honteux de ce fils qu’il souhaite voir mourir ; Sganarelle, valet docile qui tente de tempérer « cet épouseur à toutes mains » qu’est son maître ; Elvire, l’aristocrate éconduite, et Charlotte, la paysanne écervelée, dont le courroux n’a d’égal que la douleur de l’abandon brutal dont elles sont victimes ; le mendiant qui, dans une logorrhée divinatoire, prévient des malheurs à venir, tel l’Oracle dans Œdipe.
Mais c’est justement sans doute parce que Dom Juan se sait condamné qu’il singe à l’excès ce personnage délétère qu’il s’est composé au fil des années : sans rédemption possible, il va jusqu’au bout de ce qu’il peut dire, faire de plus bas. Il séduit, il brise, il tire des coups de feux à tire-larigot, il se travestit, il ironise, il menace, il n’écoute pas, il snobe. Il ne cherche pas à se faire aimer et quelque part, c’est ce qui le rend attachant et courageux. Il est détestable et adorable, génial et minable.

Ombre lumineuse
Cette tension oxymorique est joliment exprimée par Jean Lambert-wild qui, dans son personnage de clown bicolore - visage blanc, habits clairs, perruque et ongles rouges - livre une interprétation magistrale. Présent, aérien, souple, complexe, inquiétant, drôle, séduisant, autant à l’aise dans ses déplacements (et ils sont nombreux) que dans ses longs monologues cyniques. Parfaitement à l’aise aussi pour révéler le talent de celles et ceux qui l’entourent. En tête, Sganarelle, interprété par Steve Tientcheu dont la particularité, outre d’être un « grand Noir de 1m92 originaire de Aulnay-sous-Bois », est de ne pas être retourné sur les planches depuis 10 ans. Dans ce costume de squelette ambulant, il allégorise la mort qui suit à la trace « ce cœur de tigre » de Dom Juan.
Pour incarner ce double positif, ce miroir inversé, cette voix moralisatrice (voire moraline), il se montre léger, discret, drôle et surtout activement à l’écoute. Outre ses temps de dialogue inspirés, il déploie une grande attention à se faire l’écho tragi-comique de son maître, par des acquiescements habilement placés, des gestes outrés, des onomatopées cocasses et du rythme. Il est l’ombre lumineuse de Dom Juan et, en cela, fait écho à l’orchestre placé en haut de scène. Trois musiciens suisses qui mettent en musique et en voix les excès de Dom Juan, tour à tour complices, adversaires, victimes ou bourreaux de ce maître à qui ils dédient de narratives créations sonores. Au côté de ces cinq personnages principaux, quatre autres leur donnent la réplique, en alternance chaque soir. Ces autres, ce sont les jeunes comédiens de l’École Professionnel Supérieure du Théâtre du Limousin, talentueux et investis.
Magie visuelle
Mais cette pièce ne serait pas ce qu’elle est sans la splendide scénographie qu’il nous a été donnée à voir. Ici, même unité de temps et de lieu. Un décor stable qui se met en mouvement par un jeu subtil de lumières, là pour magnifier la matière. Celle de somptueuses tapisseries en point numérique d’Aubusson qui forment un ensemble tropical sauvage, ancrant cette pièce dans une spatialité hors de tout. Est-ce une forêt ? Une jungle ? Une fête foraine ? N’oublions pas non plus de mentionner ces escaliers qui mènent à une estrade en bois d’où Dom Juan se mire, fabriqués à partir de porcelaine de Limoges.
Nous pourrions encore discourir sur les coupes judicieuses faites au texte de Molière, sur les ajouts littéraires ou encore sur les décalages de genre (i.e. : la chanson « Pirouette Cacahouète » soudainement chantée en chœur par les personnages). Bref, c’est une création riche d’idées, riche de trouvailles esthétiques, riche de talents, riche d’inventivité. Une pleine réussite qui confère à Dom Juan sa matière première : le tragique.
Cécile Strouk, envoyée spéciale de Limoges
Source : www.ruedutheatre.eu Suivez-nous sur twitter : @ruedutheatre et facebook : facebook.com/ruedutheatre