Critique - Théâtre - Paris
J'ai pris mon père sur mes épaules
L’odyssée de quat’sous
Par Noël TINAZZI
Énée, le (pré)nom n’est pas commun, ni dans les cités ni ailleurs. Pour les avertis que les spectateurs du théâtre sont censés être, Énée est le héros de l’épopée de Virgile qui porte son nom, guerrier malheureux de Troie, qui s’enfuit de la ville en ruines portant son père sur les épaules. Du personnage mythique, Fabrice Melquiot n’a gardé que ce dernier trait de perdant, oubliant qu’il est promis à un avenir on ne peut glorieux comme fondateur de la cité de Rome. Le prolifique dramaturge a transposé ses tribulations dans la France d’aujourd’hui, celle d’une cité de banlieue de Saint-Étienne, pour une comédie réaliste et sociale, une épopée/western avec amour(s), amitié(s), trahison, habitée d’humanité et de tendresse mais noyée dans une logorrhée intarissable.
La pièce est une commande d’Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Étienne, qui l’a mise en scène. Elle se situe dans un cité HLM des années soixante, cadre banal d’une pièce chorale intergénérationnelle, voyage initiatique et quête d’identité d’un groupe de jeunes lâchés par leurs aînés dans un monde sans repères.
La scénographie très réussie de Nicolas Marie représente un immeuble cube sur un plateau tournant qui montre tour à tour les appartements où vaquent les personnages, sur deux niveaux. Sans oublier l’escalier extérieur qui a son rôle à jouer dans les rapports de voisinage ni le kebab du rez-de-chaussée où l’on se retrouve périodiquement.
Troupe disparate mais soudée
L’âme de ce petit peuple, c’est Anissa (excellente Rachida Brakni), fille au grand cœur qui fait aussi office de chœur antique, annonçant les séquences en s’adressant au public : « La scène représente…. », formule qui revient en boucle, reprise ensuite par d’autres personnages. Tout et tous tournent autour du couple-pivot que forment Roch (formidable Philippe Torreton), chômeur à la retraite luttant pied à pied contre un cancer avant d’abandonner la partie, vaincu, et son fils, Énée (Maurin Ollès) qui prend en charge (sur ses épaules, donc) la souffrance du père.
Au fils des événements se croisent la volcanique Céleste (Bénédicte Mbemba), le vieux rockeur Grinch, meilleur ami de Roch (Vincent Garanger), Mourad, un paumé ex-musulman devenu jaïniste (Riad Gahmi) et Bakou (Frederico Semedo), apprenti comédien secrètement amoureux d’Énée. Et parmi cette troupe disparate mais soudée rôde le fantôme du fils de Grinch (Nathalie Matter) qui personnifie la mort.
Insensiblement le voyage à l’intérieur de la cité se transforme en road-movie et même en western, car Énée a décidé de porter son père, qui vit ses derniers instants, au bout du bout de l’Europe, au Portugal, où il pourra peut-être reposer en paix. Départ qui donne lieu au meilleur moment de la pièce : une fête d’adieu dans l’appartement de Roch, pleine de chaleur et de légèreté. Il y en a d’autres plus pesants comme les tremblements de terre qui secouent l’immeuble, sans doute manifestation des soubresauts du monde que doit affronter Énée. Et, surtout, les attentats de novembre 2015 et la tuerie du Bataclan qui passent en boucle à la télé, auxquels ils assistent en témoins hébétés.
L’anti-épopée s’étire sur près de trois heures. La barque est trop chargée pour cette traversée du monde contemporain, mençant de faire chavirer l’attention du spectateur.
Source : www.ruedutheatre.eu Suivez-nous sur twitter : @ruedutheatre et facebook : facebook.com/ruedutheatre