Critique - Théâtre - Bruxelles
La Reine Lear
Pouvoir, folie... sont aussi féminins
Par Suzane VANINA
Il était une fois un Roi qui se sentant vieillir décida de partager son royaume entre ses trois filles, en fonction de leur degré d'amour filial. Les deux aînées répondirent par la flatterie et les déclarations convenues, la cadette s'y refusa par honnêté morale. Ce fut le début d'une série de catastrophes.
Un conte pour enfants ? Non, l'histoire tragique que voulut raconter un certain William Shakespeare.
On se souvient car on le suit*, cet écrivain flamand majeur, Tom Lanoye, quand il ne se met pas en scène lui-même, aime revisiter les grands mythes du théâtre: "Mamma Médéa", "Méphisto for ever", "Hamlet vs Hamlet". Tom Lanoye a réécrit "le Roi Lear" en le transposant à notre époque ultralibérale, gardant des parallèles et surtout le même défi d'amour exclusif: "Qui me le témoignera avec le plus d'ardeur, avec une ferveur au-delà des lois de la nature, obtiendra le plus cher, le plus riche, des portefeuilles".
Alors, ici, il s'agira d'une dirigeante-héritière d'une multinationale, la "Holding Lear": Elisabeth Lear/Anne Benoît (dans la grande tradition des tragédiennes) et de ses trois fils (Freud est passé par là): Cornald (pour Cornelia)/Iacopo Bruno, Grégory/Yannick Renier et Henry/Baptiste Sornin, ces deux-là flanqués de leurs épouses : Alma/Raphaëlle Corbisier et Coralie/Claire Bodson.
Pour les parallèles, on peut y trouver une certaine ironie: que le Comte de Kent perde sa noblesse pour devenir Kent/Philippe Jeusette, un DRH (directeur des ressources humaines), et que le Fou soit son ex-conseiller promu soigneur-amant Oleg/Bogdan Zamfir, alors qu'elle est abandonnée par les siens. Rendue folle dans son errance, elle l'orgueilleuse, la possessive, partagera la couche d'un SDF. Le courageux Cornald, chassé, s'enfuira vers un pays lointain pour y défendre le micro-crédit tandis que ses frères devront subir la loi de la jungle... capitaliste.
La tempête locale deviendra un dérangement climatique mondial, ainsi qu'un cataclysme financier, mais le carnage sera limité: un blessé (aveuglé) et deux morts. Les catastrophes seront, et "traditionnelle": la destruction des liens familiaux, et plus spécifique : l'effondrement d'un empire financier. La fin tragique sera maintenue.
Paradoxe du théâtre : odeurs et bruits présents grâce à leur non-existence...
Un plateau vide est rempli de paysages, un abîme peut surgir, un gratte-ciel aussi, d'où des vidéos superflues, hormis pour la présentation-défi d'Elisabeth qui laissait augurer d'une suite d'"Actes" tout aussi réussie.
Mais il y a la scénographie, disons, discutable...: un grand plateau tournant peu évocateur et d'énormes tentures qui écrasent les comédien/ne/s, le plus regrettable étant ce matelas apporté par un régisseur qui rend grotesque tout suicide et affaiblit la scène finale qui réhabilitait Elisabeth, la mère, et faisait oublier Mme Lear, la femme puissante.
Il semble que le metteur en scène Christophe Sermet ait voulu éviter toute dramatisation et participation émotive du spectateur : cris et fureur plutôt que force intérieure. Néanmoins cette version novatrice "se tient" fort bien, elle est même en étroite concordance avec son époque et ce n'est pas là un de ses moindres mérites !
Source : www.ruedutheatre.eu Suivez-nous sur twitter : @ruedutheatre et facebook : facebook.com/ruedutheatre