« Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris », dit Alice à propos d’une explication particulièrement embrouillée de Lewis. On a envie de lui répondre : « Nous non plus, mais on s’en fiche ». Ce qu’elle ne dit pas, mais qu’elle exprime par un haussement d’épaule désinvolte. Qu’importe en effet, la raison pourvu qu’on ait l’ivresse ! Ou du moins la douce torpeur hypnotique dans laquelle nous plonge ce spectacle onirique et musical, curiosité théâtrale débordant de la magie semée par Macha Makeïeff qui poursuit son vieux rêve de représenter sur scène le ... rêve (ou le cauchemar).
Manifestement l’auteure et metteuse en scène est sous l’influence et le charme trouble de l’énigmatique Charles Lutwidge Dodgson (1832-1898), alias Lewis Carroll, romancier, essayiste, photographe et mathématicien britannique. Pour monter son spectacle, elle s’abreuve à deux sources, aussi fécondes l’une que l’autre. D’un côté, la biographie bizarroïde de ce rejeton d’un pasteur anglican, dans une fratrie de onze enfants, tous gauchers comme lui et la plupart bègues comme lui, titulaire d’un diplôme de mathématiques à la prestigieuse Université d’Oxford où il fut à son tour enseignant et diacre. De l’autre côté, elle repère et extrait des pépites dans le filon prolifique de ce chantre du nonsense, auteur d’Alice aux pays des merveilles, et de son pendant De l’autre côté du miroir mais aussi de La Chasse au Snark, de Sylvie et Bruno et autres fictions excentriques qui valent à ce créateur discret une réputation aussi tapageuse que sulfureuse.
Problème ontologique
Surréaliste en diable à l’image de son mentor, le spectacle enchaîne les saynètes distillées en chapitres appelés dans des cartels des « crises », saynètes qui à un rythme effréné s’ouvrent comme des portes sur telle ou telle énigme et se referment sans y apporter de solution. S’y croisent le chat du Cheshire, la chenille paresseuse, le chapelier fou ou le lapin qui a un problème ontologique avec le temps et qui est toujours en retard. Le tout sous l’œil inquiet et inquiétant d’animaux empaillés et du vieux miroir au tain altéré qui en rajoute sur l’inquiétante étrangeté où baigne la scène.
De même qu’il y a deux Lewis Caroll sur le plateau, il y a deux Alice, l’une, la créature romanesque et aventureuse, et l’autre, la vraie Alice Liddell qui lui a servi de modèle, raisonneuse, toutes deux vêtues du costume sage à la Disney, et les controverses entre ces deux paires vont bon train. Aucun dans la troupe bigarrée des sept acteurs, cachés ou pas sous des masques d’animaux, ne lésine sur son engagement dans un ou plusieurs personnages en chantant, dansant ou en jouant (de son corps ou d’un instrument). A commencer par Rosemary Standley, la chanteuse du groupe Moriarty, qui quand elle n’accompagne pas au piano ses airs pop très seventies fait une impériale Reine de cœur.
On entre ou pas dans cet univers fantasque et déroutant, toujours situé en terrain mouvant, sans prise aucune pour se raccrocher au réel.
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