Pas de prise de tête à la Comédie Française, ni de mise en abyme, ni d’actualisation forcenée, ni d’interprétation historico-socio-psy... La troupe prend la pièce de Feydeau, créée en 1907, pour ce qu’elle est : un vaudeville bourgeois. Avec les inusables ressorts du genre : tromperies (ou plutôt soupçons de tromperie) et bisbilles dans un couple de gens aisés : Monsieur Chandebise, est chef de bureau d’une grande compagnie d’assurance, Madame, femme au foyer. Et la dose indispensable d’imbroglios, de libertinages (ou plutôt velléités de libertinage), de quiproquos en cascade, d’amants cachés dans un lit tournant, de sosie, de personnages pas piqués des vers …
Selon la recette éprouvée par Feydeau, cette mécanique huilée mène tout le monde à soupçonner tout le monde de le tromper (parfois avec raison). Les portes claquent, les courses-poursuites se succèdent à un rythme effréné et le spectateur s’amuse d’autant plus qu’il a toujours un temps d’avance sur les personnages qui, eux, sont perpétuellement dépassés.
Cette maîtrise de la mécanique irrésistible (dans tous les sens du terme) forgée par Feydeau ne veut pas dire que la metteure en scène, Lilo Baur, s’interdise de prendre des libertés avec les nombreuses didascalies par lui laissées. Ni que les acteurs s’empêchent de donner libre cours à leur talents particuliers (défauts de prononciation pour le neveu de l'assureur, accent espagnol pour le client volcanique...) et autres fantaisies. Libertés, talents, fantaisies qui mènent à la démesure et à l’hystérie, mais toujours sous contrôle.
Tout part d’une « baisse de régime » de Monsieur et de l’arrivée par la poste d’une paire de bretelles qui met la puce à l’oreille de Madame, laquelle est courtisée par un bellâtre, collègue de Monsieur. Avec l’aide de sa meilleure amie, elle organise un traquenard, convoquant pour un rendez-vous galant Monsieur dans un hôtel douteux (bien nommé « Le Minet Galant »), tenu par un ancien militaire psychorigide et son épouse (une ancienne cocotte) qui martyrisent à plaisir leur garçon d’hôtel, un peu neuneu et beaucoup alcoolique, sosie tout craché de Chandebise. Bien sûr, le plan de Madame s’avèrera foireux et tout ira de mal en pis pour le pauvre assureur dindon de la farce.
Un aquarium sur la neige
Tout ce beau monde très parisien de la Belle époque, Lilo Baur le transplante dans les années soixante, à la montagne pour les vacances de Noël. Dans le chalet cossu et douillet avec feu de cheminée, une large porte-fenêtre donne sur les sapins enneigés. Ce qui fait de la scène une sorte d’aquarium posé sur la neige dans lequel s’agitent les comédiens, et derrière lequel passent de temps à autre des skieurs, dans un sens puis dans l’autre, de plus en plus interloqués par le capharnaüm qui va croissant à l’intérieur. Mobilier en teck, costumes aux couleurs fluo pour ces messieurs, décolorations platine et choucroutes pour ces dames, musique sixties qu’on jurerait sortie d’un Teppaz .... le pastiche des films de Blake Edwards (La Panthère rose, Diamants sur canapé) et de Jacques Tati (Mon oncle) est très réussi.
Hormis une baisse de régime au troisième acte, le rythme se maintient à un niveau infernal, tenu par des comédiens dans une forme éblouissante. Serge Bagdassarian est prodigieux, changeant avec une rapidité stupéfiante d’allure, de costume, de voix pour passer du rôle de l’assureur coincé dans un costume trois pièces étriqué à celui du garçon d’hôtel ivrogne, débraillé et ébouriffé. Autour de lui, personne ne dépare dans la distribution pléthorique mais il faut citer la performance de Jean Chevalier, tordant dans le rôle du neveu luttant contre un défaut de prononciation rédhibitoire ; Thierry Hancisse, ancien militaire nostalgique des casernes ; Cécile Brune, inattendue en tenancière rangée des voitures. Pour leur part, Anna Cervinka et Pauline Clément forment une savoureuse paire de péronnelles aptes à déclencher catastrophe sur catastrophe.
Débordant d'une énergie inépuisable, les acteurs ne se ménagent pas, contribuent aux changement de décors, trimbalent avec entrain meubles et plantes sur une musique et des déhanchements de cha-cha-cha. On en sort comme eux manifestement épuisés mais contents.