Critique - Théâtre - Mons
Un tramway nommé désir
Un théâtre ouvert à l’imaginaire
Par Michel VOITURIER

Le film tiré par Elia Kazan de cette pièce de Tennessee Williams avait marqué en 1951 le début de la carrière de Marlon Brando et imprimé sa version dans les mémoires. Depuis, ce drame a été monté maintes fois dans des versions pour la plupart réalistes. Salvatore Calcagnon en donne une transcription qui lui restitue toute sa valeur scénique.
La démonstration théâtrale
Le plateau est dépouillé. Il comporte un long praticable légèrement surélevé qui délimite la scène en deux parties et s’ouvre au centre sur un espace de projection vidéo. Des éléments mobiliers, en majorité chaises et tables, sont dispersés ou entassés, un peu comme dans une salle de bal un lendemain de fête. Côté jardin, sur un charriot mobile la maquette géante d’un immeuble blanc. Côté cour, se devinent des coulisses plus élaborées qui évoquent loges et réserve à costumes.
Ce dispositif permet au metteur en scène de présenter un spectacle donné comme tel, mêlant des lieux divers de l’action fictionnelle et la présence directe de comédiens spectateurs d’un théâtre en train de s’élaborer, voire de machinistes au travail au sein de l’élaboration d’une illusion. Fiction et réalité interfèrent sans cesse comme des bribes du monde extérieur.
Celles-ci glissent dans l’univers dépeint par Tennessee Williams les incursions d’un jeune homosexuel, les passages de plateau à salle d’un(e) drag queen, le périple de la maquette de l’ex-domaine familial, le concert donné au piano par un interprète presque adolescent. Cette complexité de la transmission théâtrale d’une œuvre amène à constater la richesse exceptionnelle des perceptions d’un spectacle vivant. Elle met en exergue les connexions entrecroisées de passé et de présent, d’endroits liés à la narration et d’autres au travail professionnel des acteurs.
Il suffit alors de s’abandonner à cette magie mystérieuse pour que les enjeux des rapports entre les personnages deviennent évidents. Pour que se révèlent non seulement les blessures des protagonistes mais aussi ce qu’ils pratiquent en mots et en actes comme apparences pour séduire ou détruire autour d’eux. Pour qu’apparaisse que l’enfermement des individus dans leur sphère d’existence s’ouvre aussi vers un monde extérieur tout aussi oppressant.
Le jeu est généreux dans l’engagement physique. Il se nourrit de présences dans un espace sans cesse mouvant. On a des corps, des voix qui jouent des partitions aux rythmes complexes à l’instar d’un opéra. Et même si, parfois, on frise le cabotinage, cela appartient à la richesse du simulacre et à sa paradoxale sincérité.
L’affrontement des mondes intérieurs
La pièce de Williams met en présence des mondes antagonistes. Ils s’affrontent. Deux couches sociales s’opposent : celle de la respectabilité mondaine et financière face à la misère quotidienne d’un prolétariat réduit à la survie. Deux âges sont en lice : le dynamisme de la jeunesse face au dépérissement progressif du vieillissement. Deux sexes cohabitent : les mâles dominateurs et les femelles séductrices auxquels s’adjoint l’homosexualité de certains, mal tolérée par une société majoritairement hétéro. Ce rejet sexuel va de pair avec la rivalité entre autochtones de souches et immigrés de plus ou moins longue date.
Au sein de ces divergences complexes, les personnages essentiels affirment l’illusion du rêve dont ils s’illusionnent. Blanche est obsédée par la séduction, l’aura du savoir et de l‘ascension sociale. Stella espère une naissance qui soudera le couple, révèlera la part d’amour censée se cacher derrière le machisme primaire de son partenaire Stan son adulé. Ce dernier rumine sa rancune d’héritage floué, entretient la certitude de la supériorité des mecs sur les gonzesses, se convainc de son intelligence en enquêtant sur la face cachée de sa belle-sœur. Tous, quelque part au fond d’eux-mêmes, ressentent les pulsions charnelles censées donner des objectifs éphémères à leurs existences rapiécées.
La troupe se donne avec générosité. Chacun accordant sa présence physique affirmée comme telle. Chacun incarnant des types humains qui conjuguent des forces et des faiblesses, qui tentent plus ou moins efficacement de parvenir à un équilibre au sein d’un microcosme qui ne trouve pas le sien. La salle, en témoin sensible, ne s’y trompe pas qui suit sans faille l’évolution des protagonistes, celle aussi d’une société à laquelle elle appartient clairement.