Après Retour à Reims, de Didier Eribon, voici deux ans, Thomas Ostermeier met en scène aux Abbesses Histoire de la Violence, d’Édouard Louis, mais cette fois avec les formidables acteurs de la Schaubühne de Berlin (spectacle en allemand surtitré). Même si leur parcours est différent, il y une filiation évidente entre les deux auteurs, le premier étant l’aîné et mentor du second, tous deux issus d’un milieu défavorisé de province, gays pressés de rejoindre Paris pour fuir l’homophobie et le machisme social et familial dont ils ont été la cible.
S’ils intègrent tous deux une partie musicale et des vidéos en fond de scène qui offrent un deuxième point de vue sur l’action, les deux spectacles sont pourtant différents. Ce qui témoigne, si besoin était, de la plasticité d’Ostermeier, attentif à ne pas se laisser enfermer dans un genre. Le premier se présentait comme l’enregistrement audio du livre d’Eribon, le second comme une reconstitution dramatique du viol dont Édouard Louis a été la victime et une déconstruction de l’enquête qui a suivi ce fait-divers sordide. L’adaptation en forme de mosaïque, tendue à l’extrême et éclatée en mutilples modalités, a été supervisée par l’auteur lui-même.
Sur le plateau équipé seulement de quelques accessoires, l’acteur allemand Laurenz Laufenberg incarne Édouard à qui il ressemble comme deux gouttes d’eau dans sa maigreur blonde et longiligne. Il commence au micro le récit de cette nuit de Noël où, rentrant chez lui très tardivement, il est abordé par un garçon d’origine maghrébine dont il apprendra qu’il se prénomme Réda. Très sexy, le garçon se prétendant amoureux finit par vaincre la (faible) résistance d’Édouard qui l’invite à monter chez lui.
Gros lard en marcel
Mais très vite, il se révèle que c’est moins la narration d’Édouard, naïf inconscient du risque qu’il prend (et/ou excité par lui) qui fait l’objet de la pièce que le récit qu’en font ceux auxquels ils s’est confié et qui le rapportent à leur façon. A commencer par sa soeur, chez laquelle il est parti se reposer après le viol qui a suivi cette rencontre. Suivent les officiers de police auprès desquels il a fait sa déposition, les infirmiers et médecins qui l’ont ausculté et constaté la violence.
Dans tous les cas, et surtout dans les plus caricaturaux (comme le personnage du beau-frère, gros lard en marcel façon Reiser), il apparaît que ces "confidents", pleins de préjugés racistes et homophobes, condamnent a priori l’agresseur. A tel point qu’Édouard, qui ne reconnaît pas sa mésaventure dans ces récits biaisés par la haine sociale et machiste, finit par s’écrier « Vous me volez mon histoire ». Et devant la menace de prison qui attend l’agresseur et aux vertus de laquelle il ne croit pas, il en vient à regretter d’avoir déposé plainte, voire à nier les faits. Autant dire nier le réél.
Si Laurenz Laufenberg incarne le seul personnage d’Édouard (et il ne se ménage pas dans toutes ses facettes), les trois autres acteurs endossent chacun plusieurs rôles avec d’autant plus d’aisance qu'ils exécutent les brèves chorégraphies qui rythment le spectacle. Constamment présent sur scène, le musicien Thomas Witte accompagne par intermittence les récits à la batterie. Notamment celui du viol, présenté sans fard, lui donnant des allures de thriller.