Apprendre qu’on est atteint d’une tumeur au cerveau, laisser la maladie installer son nœud de vipères au fond de son crâne, cela révolutionne la façon dont on en envisage l’existence. Voilà ce qui arrive à Alexandre Nacht. Voilà ce qui est mis en scène par Antoine Laubin, après avoir été transposé en roman, par Patrick Declerck, lui-même atteint par ce mal.
Bien entendu, il n’est pas question de montrer sur un plateau de théâtre les examens médicaux, la préparation du patient, l’opération chirurgicale en plans rapprochés comme dans les documentaires ou les reportages télé consacrés à la médecine. Le théâtre a d’autres moyens pour susciter l’intérêt sans voyeurisme et partager des émotions.
Le parti pris est de tout dire sans rien dissimuler mais de rendre le réel présent en mettant des mots sur les réalités médicales des praticiens et des patients, de leur entourage. Cela sans recourir systématiquement à l’imitation et, par conséquent, stimuler à la fois l’imagination du spectateur et son affectivité.
En présence d’Alexandre Nacht, des narrateurs vont s’entrecroiser ou se succéder pour raconter la chronologie des faits, la biographie du malade, les atmosphères hospitalières, l’environnement familial, le monologue intérieur du patient dont le rôle est interprété par un comédien.
Un récit narratif actif
Ce récit se déroule naturellement, en apparence sans trop d’apprêts. Il est seulement inséré dans un décor élémentaire et polyvalent : une cloison de vitres teintées, martelées, vaguement translucides. Il devient, selon quelques modifications annexes : salon bourgeois, bureau d’accueil de la clinique, salle d’attente, bibliothèque, chambre, bloc opératoire…
Il suffit pour cela d’un travail d’accessoiristes dont se chargent les comédiens, à l'exception de Philippe Jeusette qui incarne l’écrivain hospitalisé. Ils vont et viennent, placent et déplacent des meubles, des chaises ; s’en servent ou s’en débarrassent. Sans changer de statut ni de costumes, ils paraissent soudain médecins, infirmiers, patientèle, épouse… tout en restant eux-mêmes.
D’où une extrême variabilité de l’espace scénique, des présences éphémères ou récurrentes. Ce n’est pas vraiment qu’ils dialoguent ; ils laissent la parole circuler entre eux. Parfois, interpellent le héros de l’histoire, suscitent ses réactions, les commentent comme lors d’une observation scientifique ou d’un rapport analytique.
L’hospitalisé prononce des mots, des phrases, quelques borborygmes. Ils témoignent de son caractère plutôt rugueux, de son ironie facilement cynique, d’une suffisance d’intellectuel tenté par un certain mépris d’autrui, d’une tendresse dissimulée, d’une culture telle que la tentation est de l’étaler. Finalement, de sa lucidité presque glaciale ainsi que de ses doutes et inquiétudes profonds.
Une empathie profonde
Ce qui donnerait l’impression d’un spectacle austère, limite ennuyeux, s’avère en réalité dynamisme par la volonté du metteur en scène d’éviter le statisme d’une forme monotone de narration. Il malaxe des moments à portée didactique, de francs éclats de rire face à des situations ou des appréciations férocement drôles. Il est essentiellement humain puisqu’il amène à une réflexion sur la précarité et la beauté de l’existence, sur le sens à lui donner. En ayant, par exemple, d’avoir des rapports changés avec les autres, ceux qui nous entourent, envers qui nous manquons souvent de tolérance.
Bref, « Crâne » se révèle spectacle donneur de plaisirs dramatiques (les acteurs y sont excellents, les éclairages révélateurs, le texte nourri de références littéraires et scientifiques) dépassant les limites de la durée de la représentation.