Critique - Théâtre - Avignon Off
Combat de nègre et de chiens
Huis clos brumeux pour personnages symboliques
Par Michel VOITURIER

Une anecdote de fait divers sert de socle. Un contremaître en mal de défoulement abat un ouvrier noir ; la famille réclame le corps en vue d’un enterrement digne ; le gérant du chantier essaie de couvrir son subalterne tout en accueillant la femme qu’il a attirée en Afrique pour un mariage plus ou moins arrangé.
Se délestant d’une approche psychologique restreinte à un comportement caractériel, Koltès met en présence des entités significatives. Horn, le patron incarne une vision colonialiste à travers un mâle blanc sûr de sa supériorité raciale sur les autres, y compris les femmes. Cal est cette classe à part, solitaire exilé volontaire ayant un petit pouvoir à exercer pour s’imaginer vivre. Léone, en mal d’amour, est quasi marchandise à acheter comme un alibi de réussite sociale. Alboury, autochtone, fantomatique présence des croyances enracinées d’une civilisation ancrée à la nature, surgit en tant que bonne foi face à la mauvaise conscience du reste du monde.
Dans cette mise en scène, Thibaut Wenger en compagnie de ses acolytes scénographe (Arnaud Verley), éclairagiste (Matthieu Ferry) et créateurs sonores (Sorgius, Letouvet et Perrio) transforme le chantier en cinquième partenaire. Noyé de brume, nanti de colonnes bétonnées de temple abominable, le lieu palpite à la façon d’une respiration asthmatique gigantesque, avec ses apnées et ses quintes, ses crachats tuberculeux, ses soubresauts, son existence entre vie et mort, hanté par ceux qui ont disparu sous le poids d’un progrès bâtisseur de vide.
Cet assortiment d’éléments donne un spectacle dantesque, porté par un quatuor comédien dopé à l’énergie corporelle et vocale, engagé à fond dans le jeu théâtral qui révèle la langue de Koltès. Celle-là qui témoigne des écueils de communication entre les êtres, où les mots dissimulent ce que chacun cherche à faire entendre, où les actes n’ont de sens que parce qu’ils s’insèrent dans un contexte global qui dépasse les individus manipulés par uns système sociopolitique dominant.
Et tandis que se déroule la fin d’un monde, au milieu de la boue, la fange, le sang, les débris, à travers la parole plus simple et obstinée de l’Africain qui, elle, se contente de dire ce qui est, un bougainvillée aux fleurs épanouies, garde ses couleurs vives suspendu dans un coin de l’espace.