Théâtre - Avignon In
Sous d'autres cieux
L’exil est toujours aussi dur ailleurs
Par Michel VOITURIER
Tirée de l’Enéide du poète latin Virgile, cet interminable exode a été adaptée par Maëlle Poésy et Kevin Keiss. Les épisodes choisis sont les principaux d’un voyage qui dura près de 3000 journées dont les étapes s’égrènent fugitivement sur un écran, suggérant au public contemporain les repères d’un périple ancré dans ceux de l’antiquité, jusqu’à aboutir à la fondation de Rome. Enée, son fils et son père, leurs compagnons d’infortune quittent la ville de Troie après que les guerriers grecs enfermés dans le cheval de bois l’eurent prise par ruse.
Ils n’ont pas le choix. La guerre a tout dévasté. Les dieux se disputent entre eux et certains obligent les humains qui les ont offensés à subir des épreuves expiatoires. Comment ne pas songer aux migrants actuels ? Les divinités d’hier sont devenues des hommes oppressant d’autres hommes : des groupes factieux qui sont engagés dans des guerres civiles, des fanatiques religieux murés dans des intransigeances primaires, de grandes puissances politiques menant un jeu de pouvoir afin de manipuler des peuples, un système économique misant sur des profits matériels au détriment du bien être de populations entières…
Afin de traduire scéniquement le récit dramatique de Virgile, Maëlle Poésy et Kevin Keiss ont opté pour une imagerie de pénombre, de brume, d’éclairages rampants, de rafales de vents traversant un plateau sur lequel se démène un groupe d’êtres transis par la peur et les malheurs, animés par une indomptable volonté d’aboutir à un territoire où s’installer. Leur lutte contre les éléments naturels, ponctuée de chorégraphies récurrentes, follement rythmées en une formidable cohésion collective, se traduit aussi par des vidéos presque abstraites de tourbillons de particules pulvérulentes ou aqueuses, par des ballets d’étincelles pyromanes ou des flammèches incendiaires et des sonorités aux vibrations graves agencées par Samuel Favart et Alexandre Bellando.
Le domaine des dieux est situé dans des hauteurs incertaines, agencés en paliers déséquilibrés sur lesquels s’avancer tient de l’acrobatie ou du funambulisme. Les maîtres de l’humanité s’y chamaillent - comme Venus et Junon arbitrées par Jupiter -, se jouent des tours pendables et manipulent les créatures terrestres. Leur domaine est de meilleure clarté, d’une sérénité ambiante fragile. Ils parlent cependant une langue que les migrants ne comprennent pas encore, l’italien, que des surtitres permettent au public francophone de comprendre.
Ô combien symbolique s’avère l’épisode où la reine de Carthage, Didon, accueille provisoirement les apatrides et redonne de l’amour à Enée ! C’est là que la littérature de jadis rejoint le tragédie de l’histoire politique de notre planète actuellement. Là se projette la rencontre du passé avec le présent, l’individuel et l’universel. En cela, cette réalisation nous ramène à notre culture, à nos racines afin de réfléchir aux impossibles solutions du tragique redevenu quotidien pour de plus en plus de peuples.