Critique - Théâtre - Avignon In
Architecture
Ce qui est construit est destructible
Par Michel VOITURIER
Pascal Rambert a pris le parti de se soumettre au seul décor des murs de la cour d’honneur du Palais des Papes. Il a choisi de ne pas se servir de l’Histoire avec des repères trop précis. Le monde qui change entre 1911 et 1938 n’est que la toile de fond devant laquelle se joue, emblématique, le fonctionnement d’un clan aux apparences monochromes, mais dont peu à peu l’habillement se colorera.
Libre à chacun d’y voir ou non une métaphore de société en train de passer de l’ancien vers un nouveau monde, de virer vers la violence faute de comprendre. Autour d’un patriarche ultraconservateur omnipotent gravitent les enfants et leurs conjoints plus un célibataire. Le pouvoir absolu d’un père prétendument nourri de valeurs humanistes empêche toute parole de se dire en dehors de la sienne.
Lui est architecte international néoclassique reconnu et honoré. Les autres représentent des éléments sociétaux d’une élite intellectuelle. Stan qui ne parvient pas à avouer son homosexualité est philosophe. Pascal et Audrey composent de la musique d’avant-garde. Anne est éthologue. Arthur incarne l’armée en tant qu’officier belliqueux. L’écriture appartient à Marie-Sophie avec la poésie érotique et à Laurent journaliste directeur de presse tandis qu’Emmanuelle est psychiatre et a donc un rapport particulier avec les mots.
Car précisément, le langage est la clé de tout. C’est par lui qu’on dit ; c’est à cause de lui qu’on bégaie parce qu’on ne parvient pas à dire. C’est à travers lui qu’on exprime la vérité ou qu’on la dissimule sous les mensonges. C’est contre lui, dans la pièce, acte symbolique, que, si souvent, on s’embrasse vigoureusement sur la bouche afin de n’avoir plus à parler, afin d’imposer le silence ou de se réfugier dans le non-dit.
Langage langagement
La parole qui aurait pour objet de libérer, de clarifier, de réunir mène ici au contraire vers l’affrontement, le désarroi, l’exaspération, le déséquilibre mental. Parfois jusqu’à la saturation. Une parole qui mène là où on n’avait pas pensé aboutir ou emboutir. Hormis l’un ou l’autre monologue où une vérité émotionnelle surgit. Ainsi la confession de l’homosexualité de Stan, l’hommage rendu par Marie-Sophie aux gueules cassées de 14-18 en dépit de la difficulté de trouver les bons mots.
Les discours individuels font éclater une unité que rassemble, de manière éphémère, un fragile rituel mélodique, chorégraphié en une sorte de ronde folklorique et enfantine. Les repas qui pourraient rassembler tournent à la discorde. L’aboutissement des séquences sombre chaque fois dans une violence incontrôlée, prolongée par des symptômes de maladies mentales, complétée par des décès brutaux.
La fin dernière, en quelque sorte, est la tentative entamée par chaque comédien, après avoir branché son ordinateur dernier cri, de recomposer le personnage qu’il vient d’incarner. Et d’en écouter la parole enregistrée sur d’obsolètes enregistreurs à bandes. Le temps qui sépare ces deux médias parlerait-il un langage commun ? L’auteur semble en douter. Nous également.
La troupe y a mis en tout son énergie vocale et corporelle. Chacun a habité celui ou celle baptisé(e) du même prénom que lui/elle. Ils ont suivi la volonté du metteur en scène d'alterner des moments de déplacements vifs sur le plateau avec des périodes où ils se retrouvent figés dans une immobilité de statues. Ils ont porté cette réflexion polyphonique de Pascal Rambert avec la nécessité de nous convaincre que le savoir, la culture n'empêchent pas automatiquement des prises de positions individuelles extrêmes au détriment d'un consensus collectif dont les changements politiques ont besoin.