Critique - Théâtre - Paris
Mary said what she said
Huppert, saisissante effigie d'une reine déchue
Par Noël TINAZZI
Le pompeux rideau écarlate qui se lève sur la scène fluo de l'espace Cardin dévoile une précieuse figurine de porcelaine. Elle s’offre de dos, vêtue d'un somptueuse robe à panier de brocard noir, rehaussé de fil d'or, le cou engoncé dans une collerette rigide. C'est l'image-même d'une femme outragée, d'une reine déchue, une image qui prend lentement vie et fait face au public, douée de parole, qui coule en abondance de ses lèvres, et du mouvement, qu'elle accomplit avec parcimonie. Une figurine tantôt surexposée sous une lumière crue, tantôt se détachant en ombre chinoise sur le fond blanc, une poupée qui s'anime et s'échauffe dans la remémoration du passé de la Reine Marie Stuart qu'elle incarne.
Disons-le tout net, la pièce d'une heure trente d'une seule traite est une véritable performance pour l'actrice qui prête sa voix et son corps à cette effigie vivante : Isabelle Huppert, dirigée pour la troisième fois, après Quartett et Orlando, par son metteur en scène fétiche, l'Américain Robert Wilson. Lequel ne boude pas son plaisir de retrouver la salle où, en 1971, il faisait d'éclatants débuts avec Le Prologue au regard du sourd. Et qui reproduit tous les procédés scéniques associés depuis à sa signature dans cette production du Théâtre de la Ville, délocalisée pendant ses travaux, à l'Espace Cardin.
Mais la pièce est aussi une performance pour le spectateur, perdu, noyé sous le flot du texte de Darryl Pinckney, auteur entre autres de Orlando. Un texte traduit en français, foisonnant, baroque, qui entremêle passé et présent dans un monologue qui fonctionne par associations libres, un peu à la manière de Virginia Woolf. Ce long poème en prose est conçu comme la récapitulation que se fait pour elle-même Marie Stuart, combinant en puzzle des épisodes de sa vie politique et sentimentale aussi compliquée que mouvementée. Épisodes heureux mais le plus souvent malheureux, dont certaines bribes sont répétées de manière quasi obsessionnelle comme les cicatrices de lointaines blessures.
On est téléportés en 1587 dans le cachot humide où Mary croupit depuis 19 ans, attendant son exécution à la hache prévue pour le lendemain. La très catholique reine déchue d'Ecosse, qui fut un temps reine de France, et peut prétendre au trône d'Angleterre, a été condamnée à mort par sa cousine, Élisabeth 1ère, qui règne à Londres en chef de file du clan protestant, et qui l'accuse - à tort ou à raison ? - d'avoir comploté contre elle.
L'enfermement du cachot
La diction d'Isabelle Huppert, pas toujours très audible du fait de la sonorisation excessive, épouse les variations de rythme et de tonalité du texte qui va des évocations élégiaques du passé, des souvenirs heureux à la cour de France, aux appels à la justice divine et aux imprécations contre ses persécuteurs présents et passés. De même, la musique répétitive, lancinante, de Ludovico Einaudi, évolue en intensité au gré de l'action. La logorrhée confine parfois au délire, telle la vision récurrente qu'a Marie de son fils James, qu'elle n'a jamais vu marcher, pourchassant des cannibales qui sement la terreur sur les côtes d'Ecosse.
Très codés, les déplacements de l'actrice en allers et retours en diagonale sur le rectangle exigu de la scène qui donne la mesure de l'enfermement du cachot, épousent le rythme de la diction. A moins que ce ne soit l'inverse tant la mise en scène vise à fusionner mouvements du corps et flots de paroles. Au fur et à mesure que le récit avance, le rythme s'accélère. Et plus l'on s'approche de la fin, plus le corps tend à se désarticuler, telle une poupée mécanique déglinguée.
Hypnotique, mémorable pour le travail d'Isabelle Huppert, dont le nom restera associé à celui de la malheureuse reine, le spectacle, clos sur lui-même dans des visions hallucinées, laisse le spectateur abasourdi et perplexe.