Pas facile d'écrire la critique d'un classique lorsque l’on ne l’a pas vu… Mais pas insurmontable non plus. Nous assumons donc de sortir la plume pour commenter Rêves d'Occident, adaptation libre de La Tempête de Shakespeare, vue en ce dimanche baigné de chaleur au très boisé théâtre de Thionville. Enfin, adaptation est un bien grand mot aux dires de celles et ceux qui, eux, ont lu la pièce originelle. Pour plus de justesse, nous parlerons donc de création shakespiemme pour désigner ce conte théâtral imaginé par Jean-Marie Piemme, mis en scène par Jean Boillot - directeur du CDN depuis 2010 - et intérpretée par une troupe de neuf comédiens inspirés.
Alors, de quoi s’agit-il ? De l'exil de Prospero, Duc de Milan, qui atterrit avec sa fille sur une île déserte par un coup de baguette magique. Quelle baguette ? Celle de ses livres qui détiennent le pouvoir d’invoquer des esprits supérieurs - en l’occurence ceux d'Ariel, l'ange, et celui de Caliban, le démon. Mais, un jour, une terrible tempête éclate, et laisse pour naufragés le roi de Naples, son fils Ferdinand et Antonio, le frère ennemi de Prospero. Croyant à une trahison, ce dernier se venge en leur imposant diverses épreuves jusqu'à finalement se calmer pour régner en paix son duché - happy end étonnant pour du Shakespeare, soit dit en passant.
Outre les noms, l'île et le naufrage conservés tels quels, la création de Piemme est une variation très libre de cette histoire. Prospero, loin d’être ce Duc bon et justicier, se révèle un tyran en puissance et un scientifique fanatique, obsédé par l’envie de « claquer la gueule à la faucheuse » et aveuglé par le progrès humain. D’abord rempli d’intentions progressistes lorsqu’il arrive sur cette île qu’il veut transformer en cité idéale, il est bientôt miné par les affres d'un pouvoir mégalomaniaque : plus rien n’arrête ses ambitions, ses délires et ses exubérances.
De la magie à la science, du pouvoir à son vertige
Ici, la science se substitue à la magie. C’est elle qui détient le pouvoir de muter l'île en technopole assoifée d’innovations et de contrôle ; c’est elle qui accumule les progrès jusqu'à la déraison ; c’est elle aussi qui finit par rendre tout le monde fou. Prospero le premier, qui s’exile presque de lui-même, Caliban qui devient violeur et despote, Miranda, qui se perd dans ses caprices d’enfant gâtée, Sycorax qui, de chamane insulaire ouverte sur le monde, se vautre dans un intellectualisme d'une opulence arrogante.
Dans cette fable où les riches sont emportés dans la folie de l’égotisme - érigé comme mal de notre temps, seuls les personnages secondaires parviennent à garder la tête froide. Ce sont d'ailleurs ceux-là même qui déploient le plus d'imagination, de fantaisie et d'engagement scénique. En tête, Philippe Lardaud alias Ariel, qui porte l’histoire de sa extravagance et de sa verve grinçante, et Géraldine Keller alias Liane, servante déjantée qui chante à tue-tête la déréliction de Prosperia.
Au delà de ce partis-pris anti-capitaliste et résolument contemporain, nous retenons surtout la richesse de l’atmosphère. Truculente par la fantaisie de ses décors à l’italienne faits de toiles peintes ; anachronique par un télescopage des genres, des époques et des temps ; drôle par la dimension clownesque de certains personnage ; tragique par la déchéance programmée d’autres personnages ; rhétorique par l’insolence linguistique de Piemme. Mais aussi, sonore par ces musiciennes qui déposent sur des ochestres juchés côté jardin et cour, une musique « complice des illusions » de Prospero. En bref, une atmosphère agissante, malgré une deuxième partie alourdie par la contemporanéité d'une mise en scène trop articulée autour d'images de vidéo-surveillance.
Dans l’immobilisme moite de ces 3h00 shakespiemmiennes où Big Brother Is Watching You, la collapsologie guette.