Critique - Théâtre - Bruxelles
Ce qui arriva quand Nora quitta son mari
Une suite non moderato...
Par Suzane VANINA
Alors que la pièce d’Elfriede Jelinek se veut une suite (cent ans après) à une autre oeuvre dramatique, le spectacle est aussi une réponse en négatif à un spectacle précédent* de la compagnie Biloxi 48 et de sa metteure en scène Christine Delmotte-Weber. Les questions liées aux mouvements féministes l'intéressent, de même que l'auteure, Autrichienne qui se rapprochait des grandes figures pionnières comme la Française Simone de Beauvoir ou les Américaines Kate Millet ou Betty Friedan*. A l'époque des débuts du féminisme (années 60-70) l'héroïne d'Ibsen était devenue pour certaines une icône du mouvement, sorte de "Marianne" du MLF... un exemple de femme libérée.
C'est alors que Jelinek se déchaîne pour renverser la statue trop idéale; le destin qu'elle lui a préparé la fera redescendre à l'état de pauvre victime de ses choix peu éclairés et redevenir ce qu'elle a toujours été un objet de désir, une poupée, une femme-oiseau "l'étourneau est mignon mais il lui faut tant d'argent".
Elle reprend les autres personnages de la pièce: le mari Torvald Helmer, l'avocat Krogstad et même Anne-Marie, la bonne (toujours en en charge de ses trois enfants... dont une fille ?). Nora n'aurait-elle pas changé, elle qui aspirait tant à sa "réalisation personnelle" ? La fin d'Ibsen laissait ouverte toutes les possibilités quand, sur la sortie de Nora, on entendait "le fracas d'un portail qui se referme" laissant Torvald "effondré".
D'abord, elle est engagée comme ouvrière dans une usine suite à un "état confus". "J'étais un objet, j'ai voulu devenir sujet sur mon lieu de travail. Peut-être puis-je, par mon simple aspect, apporter un nouveau rayon de soleil dans ce triste atelier d'usine?"
Elle lit Freud... Mais, peu solidaire, elle redevient farouche individualiste. Elle séduit un homme d'affaires important et retrouve son statut bourgeois confortable avec luxe, bonne, caprices... Elle devient même "escort-girl", prostituée "pour raison d'état"(?), maitresse sado-maso... soit selon Jelinek: "une valeur-marchandise prise dans les impératifs d'une économie de marché sans scrupules". Elle finira misérablement en retrouvant son époux qui, lui aussi, aura suivi une pente descendante. Rude est le chemin vers l'autonomie !
"Il faut d’abord faire exploser la famille, et puis après, il faut faire exploser tout le reste" dixit Nora/ou plutôt Elfriede...
Si Nora avait été interprétée par une seule comédienne, de haut vol, le spectacle serait devenu un mélo, et peut-être un mélo attachant, ou une tragédie moderne, mais selon la tendance actuelle c'est chacune des actrices qui va entrer dans la peau du personnage central, créant ainsi une distance avec le spectateur: Nora n'est pas réelle, ce n'est qu'une image changeante de la condition féminine. Et la distance s'allonge avec les travestis d'actrices en hommes: le PDG, le ministre, le mari, l'avocat, ces "représentants du capital", mais aussi le surveillant, le DR... des stéréotypes encore, on l'aurait bien compris sans cet artifice.
L'histoire n'est pas très claire, Le contexte historique non plus: sommes-nous en 1920 - ce que l'écriture et certaines répliques le donnent à penser - ou dans une époque plus proche ? Des détails concrets (la musique, "pole dance" mais tarentelle, les anachronismes) visent sans doute l'intemporalité, la persistance de cette fameuse "condition féminine", des difficiles rapports femmes-hommes dans notre "société du spectacle", société capitaliste.
Ces réserves ne mettent absolument pas en cause les comédiennes qui font un boulot remarquable, appliquant avec brio les options de direction et de mise en scène de Christine Delmotte-Weber, et elles sont présentes en permanence sur un plateau dégagé montrant coulisses et tables de maquillage. On ne peut que saluer leur performance et... leur talent d'avoir su éviter le ridicule dans cette "farce grinçante"...