Après Tristan, de et par Eric Vigner (2014), et en attendant Le Vice-consul, de Marguerite Duras, voici l’œuvre du milieu, Partage du Midi, au coeur de la trilogie consacrée par le metteur en scène et plasticien aux rituels d’amour et de mort à partir du mythe de Tristan et Yseut. Vigner a choisi la première version de cette pièce autobiographique, imprimée à compte d’auteur en 1906 et restée parfaitement inconnue. Plus de quarante ans plus tard, Claudel en composera une seconde version, nettement plus policée, pour Jean-Louis Barrault.
Dans cette co-production hyper sophistiquée venue de Strasbourg, Éric Vigner veut faire entendre la violence de ce qu’il nomme un « grand poème dramatique d’inspiration symboliste » qui associe amour sacré et amour profane et retrace un épisode fondateur de la vie de son auteur. A 32 ans, Paul Claudel, après un premier poste à Shanghai et après avoir tenté en vain de rejoindre les ordres en France, revient en bateau dans cette Chine qui le fascine, au consulat de France à Fou-Tchéou. Au cours de ce voyage, il rencontre son premier amour et vit avec elle une expérience exaltante et douloureuse qui formera la matière du Partage de midi. Il s’y dépeint sous les traits de Mesa confronté à Ysé (en réalité Rosalie Vetch, d’origine polonaise), femme mariée à un homme d’affaires dont elle a quatre enfants. Sans soucis des conventions, le trio vivra sous le même toit au consulat pendant quatre ans.
La pièce en trois actes met en scène un quatuor de personnages parvenus au croisement de leur vie, qui, après un premier échec, tentent un nouveau départ en s’embarquant pour la Chine. Autour du couple central formé par Ysé et Mesa, gravitent deux autres hommes : le mari d’Ysé, nommé de Ciz, négociant en thés très affairé qui au deuxième acte commettra l’imprudence de laisser son épouse seule, livrée à elle-même et aux bras de Mesa qui s’en empare avec exaltation. Et, n’apparaissant qu’au dernier acte, un nouveau-venu, Amalric, qui va séduire à son tour Ysé. Laquelle, enceinte de Mesa, reprend le bateau dans l’autre sens, abandonnant mari, amant et enfants.
Eternel retour
Dans sa mise en scène, Vigner s’affranchit du fil de la narration conçue par Claudel, ce qui n’aide pas à la compréhension. Tout commence par la fin : Mysa dit les lettres qu’il envoie à Ysé, lettres laissées sans réponse par la fugitive, tandis qu’il se débat dans le cauchemar de la double absence, celle de Dieu et celle de son amante. A partir de quoi se met en branle le récit circulaire, l’éternel retour de l’amour impossible.
A son habitude, Vigner s’affranchit également des didascalies de Claudel et construit un espace scénique personnel et composite. Sur fond de mur de briques très vertical, il juxtapose quelques accessoires concrets (chaise-longue, fauteuils, éléments de mobilier chinois…) et d’autres symboliques (gong, paravent de bambou, ombrelles, statue géante naïve). Nulle trace sur la scène des Abbesses de soleil écrasant ni de chaleur torride se deversant sur le pont d’un navire, juste un climat orientalisant, des gestes et des bribes de sonorités venues du théâtre chinois.
Très aboutie, la mise en scène emprunte beaucoup aux différentes formes du théâtre oriental, la diction des acteurs s’approchant du parlé-chanté. Dans le rôle d’Ysé, Jutta Johanna Weiss s’exprime autant avec son corps qu’avec sa voix, exécutant une sorte de chorégraphie élaborée qui contribue au mystère de son personnage et à la fascination qu’elle exerce sur Mesa, sensation amplifiée par la pointe d’accent allemand venu de ses origines autrichiennes. Dans le rôle de Mesa Stanislas Nordey est incandescent, se tirant avec aisance de tirades logorrhéiques enflammées. Alexandre Ruby joue un Amalric débordant de vitalité et Mathurin Voltz un mari ambigu.
On peut se laisser envouter par ce long voyage aux confins de l’étrange et par la performance d’acteurs qu’il suppose. On peut aussi rester absolument imperméable à ce long bavardage alambiqué.