Outre que ce serait une banalité, ce serait trop peu dire que Tiago Rodrigues est un amoureux du théâtre. Dans son dernier spectacle il s’identifie avec le théâtre dans tous les sens du terme. Théâtre d’abord comme lieu physique, la scène, les coulisses, les accessoires, et aussi institution avec une histoire, une mémoire. Théâtre ensuite en tant que répertoire avec les pièces inscrites à son programme et qui forgent son identité. Théâtre enfin, comme l’ensemble des individus qui font vivre le lieu, les acteurs bien sûr, mais aussi toutes les fourmis invisibles qui contribuent à la bonne marche d’un spectacle (mécaniciens, costumiers…). Ces trois acceptions se rejoignent dans sa dernière pièce programmée par le Festival d’automne à Paris, Sopro (en français : souffle) qui fait d’une souffleuse le personnage principal d’un spectacle en train de se faire (en portugais surtitré). Un cocktail d'humour et de nostalgie.
A ce stade, un flashback sur sa carrière s’impose : à son arrivée, il y a trois ans, à la tête du Teatro Nacional Dona Maria II de Lisbonne, Tiago propose à la souffleuse Cristina Vidal, qui y travaille depuis quarante ans, d’inventer un spectacle autour d’elle, de son expérience, de sa mémoire d’un métier en voie de disparition. Mais la grande prêtresse se récrie, elle n’est qu’une voix, un personnage de l’ombre et s’y tiendra, proteste-t-elle vigoureusement. Toute la pièce tient dans les trésors de persuasion employés par le metteur en scène et directeur de l’institution pour qu’elle accepte de monter sur scène et d’incarner son propre rôle. Ce qu’elle acceptera finalement, non en tant que comédienne mais en tant que voix dont on ne perçoit dans la salle que le souffle.
La scène est comme un radeau, dernier vestige d’un théâtre en ruines. À travers les interstices du plancher disjoint s’échappent de-ci de-là des touffes de végétation. Un léger souffle de vent (de vie ?) soulève délicatement les voiles blancs qui cernent le plateau. Une femme d'allure austère apparaît telle un fantôme, lunettes sur le nez et texte à la main qui silencieusement inspecte la scène. Comme une maîtresse de cérémonie qui ferait une dernière inspection pour vérifier que tout peut commencer.
Souvenirs resurgis des limbes
Lorsque les cinq comédien(ne)s un à un paraissent, Cristina restera sur le plateau. Mais elle ne prendra pas la parole, elle sera comme leur ombre murmurant à leur oreille des paroles qui leur donnent vie, mettent en branle leurs gestes et leurs expressions. S’enchaînent alors une multitude de scènes, de rôles, qui s’emboitent les uns dans les autres et retracent toute l’histoire du théâtre. Avec des souvenirs resurgis des limbes, des trous de mémoire mémorables et des anecdotes savoureuses concernant tel ou tel, des amours secrètes, des drames qui affectent l’un ou l’autre. Comme la maladie qui terrasse une ancienne directrice du théâtre et dont est joué (et rejoué) le calvaire, depuis l’annonce par le médecin (tel le devin Tirésias des tragédies antiques) jusqu’au dénouement.
Défilent les personnages d’Antigone, de Bérénice et quantité d’autres enfants de Shakespeare ou de Tchekhov. Avec un arrêt sur celui d’Harpagon (mal) joué par le comédien qui s’est tellement identifié au personnage de Verchinine des « Trois sœurs », que désormais tout le monde l’appelle sous ce nom dans le théâtre. Dans ce monde mouvant, fait d’illusions où l’on perd pied, Cristina figure comme un roc indestructible, à toute épreuve contre le temps. Un roc qui finira par parler comme un oracle pour dire les derniers mots de Bérénice, en forme de testament.