Un Beau ténébreux, c’est l’histoire d’un “couple royal” qui planifie sa mort en plein mois d’août au Grand Hôtel des Vagues, en Bretagne. Plus particulièrement, celle d’un homme, Allan, dont la folle logorrhée fascine : il obsède les esprits, les captive, les manipule dans des accès jouissifs de domination absolue. Son égotisme n’a d’égal que l’héroïsme d’un acte morbide qui envenime peu à peu l’atmosphère. La bande de joyeux et triviaux lurons qui gravite autour de lui va passer d’une joie simple à l’hébétude la plus totale.
Cette histoire est racontée par Gérard, un narrateur omniscient qui décrit non sans ironie l’histoire de ce scandale. Lui-même se retrouve pollué, devenant un personnage à part entière de ce conte maléfique. Le texte est rythmé par de longs monologues existentiels. Lorsque les personnages communiquent entre eux, c’est plus pour exprimer leurs propres maux que pour échanger. Chacun vit dans son monde, incapable de le relier à celui de l’autre.
Adapter une telle oeuvre sur scène relève donc de l’exploit. Déjà, parce que c'est une première historique en France et dans le monde. Ensuite, parce que l’écriture est en tout point littéraire : dense, complexe et introspective. Le tour de force du metteur en scène Matthieu Cruciani est de transformer un texte à ce point cérébral en objet vivant.
Pendant 2h20, une galerie de huit personnages - trois femmes, cinq hommes - se démène pour composer une pièce dynamique, relevée par une scénographie qui alterne entre clair-obscur et ambiance électro-rock. Sur cette scène où trônent une grande table, quelques chaises et des rochers, le récit se meut en un haletant roman noir, où les entrées et sorties sont justement dosées et où les dialogues s’imposent comme de véritables conversations.
Outre la qualité du travail de réécriture mené par Matthieu Cruciani, chapeau bas à l’ensemble des comédiens pour la qualité de leur diction et de leurs échanges, soutenus du début à la fin. Pour la qualité de leur écoute aussi, dans un choix de mise en scène chorale. Mention spéciale aux deux comédiens principaux, très convaincants dans leur genre : Gérard, interprété par Sharif Andoura, se distingue par une voix profondément animée et par une occupation à-propos de l’espace ; Allan, joué par Manuel Vallade, saisit par un regard fiévreux et des mouvements de corps nerveux. Sans oublier les rôles féminins et notamment celui de la femme du ténébreux, Pauline Panassenko, alias Dolorès, d’une élégance retenue, et d’une vacancière, Emilie Capliez, alias Irène, d’une séduisante légèreté.
Déjà connu pour ses adaptations de Fassbinder et de Bégaudeau, Matthieu Cruciani livre une proposition finement tressée qui - et on l’en remercie - donne envie de (re)découvrir l’auteur méconnu du Rivage des Syrtes.